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Pierre 13 janvier 2024 18:19
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Fragment 4 - « Du désert et des oasis » (Un chapitre de conclusion possible)*

Ce que nous avons observé pourrait également être décrit comme la perte croissante du monde, la disparition de l’entre-deux. Il s’agit là de l’extension du désert, et le désert est le monde dans les conditions duquel nous nous mouvons. C’est Nietzsche qui, le premier, a reconnu le désert et c’est également lui qui dans son diagnostic et sa description a commis l’erreur décisive : Nietzsche pensait, comme tous ceux qui sont venus après lui, que le désert était en nous. Par ce diagnostic, il révèle qu’il était lui-même l’un des premiers habitants conscients du désert.

Cette idée est à la base de la psychologie moderne. Elle est la psychologie du désert et également la victime de l’illusion la plus effrayante qui soit dans le désert, celle qui nous incite à penser que quelque chose en nous ne va pas, et ce parce que nous ne pouvons pas vivre dans les conditions de vie qui sont celles du désert, et que nous perdons par conséquent la capacité de juger, de souffrir et de condamner. Dans la mesure où la psychologie essaie d’« aider » les hommes, elle les aide à « s’adapter » aux conditions d’une vie désertique. Cela nous ôte notre seule espérance, à savoir l’espérance que nous, qui ne sommes pas le produit du désert, mais qui vivons tout de même en lui, sommes en mesure de transformer le désert en un monde humain. La psychologie met les choses sens dessus dessous ; car c’est précisément parce que nous souffrons dans les conditions du désert que nous sommes encore humains, encore intacts. Le danger consiste en ce que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous sentions bien chez lui.

L’autre grand danger du désert consiste en ce qu’il recèle la possibilité de tempêtes de sable, c’est-à-dire que le désert n’est pas toujours une paix de cimetière, là où en fin de compte tout est encore possible, mais qu’un mouvement autonome se déclenche. Voilà en quoi consistent les mouvements totalitaires : leur danger tient précisément en ce qu’ils s’adaptent dans une très grande mesure aux conditions en vigueur dans le désert. Ils ne comptent sur rien d’autre, et c’est pourquoi ils semblent être les formes politiques les plus adéquates à la vie dans le désert.

Tous deux, la psychologie en tant que discipline de la vie humaine adaptée au désert, et les mouvements totalitaires – les tempêtes de sable dans lesquelles tout ce qui est tranquille comme la mort se transforme soudainement en pseudo-action –, menacent les deux facultés de l’homme, grâce auxquelles nous pourrions patiemment transformer le désert (à défaut de nous-mêmes) : la faculté de pâtir et la faculté d’agir. Il est vrai que nous souffrons moins sous les mouvements totalitaires ou en nous y adaptant grâce à la psychologie moderne, et que nous perdons ce faisant la faculté de pâtir et avec elle la vertu d’« endurer ». Nous ne pouvons attendre que se rassemble ce courage à la racine de toute action, de tout ce qui fait qu’un homme devient un être agissant, que de ceux qui réussissent à supporter (« endurer ») la passion de la vie dans les conditions du désert.

En outre, les tempêtes de sable menacent également ces oasis dans le désert sans lesquelles aucun d’entre nous ne pourrait y résister. La psychologie essaie seulement de nous habituer à la vie dans le désert au point que nous n’éprouvions plus aucun besoin d’oasis. Les oasis constituent tous ces domaines de la vie qui existent indépendamment, ou tout au moins en grande partie indépendamment, des circonstances politiques. Ce qui va de travers, c’est la politique, c’est-à-dire nous-mêmes, dans la mesure où nous existons au pluriel, mais non pas ce que nous pouvons faire et créer dans la mesure où nous existons au singulier : dans l’isolement (isolation) comme l’artiste, dans la solitude (solitude) comme le philosophe, dans la relation particulière privée de monde (worldless) de l’homme à l’homme, telle qu’elle nous apparaît dans l’amour et parfois dans l’amitié (lorsque, dans l’amitié, un cœur s’adresse directement à un autre) ou lorsque dans la passion l’entre-deux, le monde, disparaît sous l’emprise de la passion enflammée. Si les oasis ne subsistaient pas intactes, nous ne saurions comment respirer. Or c’est précisément ce que devraient savoir les spécialistes de politique ! Si les spécialistes du politique, qui doivent passer leur vie dans le désert tout en cherchant à accomplir telle ou telle chose, et qui se soucient constamment des conditions du désert, ne savaient pas mettre à profit les oasis, ils deviendraient, même sans le secours de la psychologie, des habitants du désert. En d’autres termes : ils se dessécheraient. Mais il ne faut pas confondre les oasis avec la « détente » ; elles sont des fontaines qui dispensent la vie, qui nous permettent de vivre dans le désert sans nous réconcilier avec lui.

Le danger inverse est beaucoup plus fréquent. On utilise habituellement pour le désigner le terme de fuite (escapism). On fuit le monde du désert, la politique, ou n’importe quoi. C’est une manière moins dangereuse et plus raffinée d’anéantir les oasis que les tempêtes de sable qui en menacent l’existence pour ainsi dire de l’extérieur. Lorsque nous fuyons, nous faisons entrer le sable dans les oasis [...]. Parce qu’il en est ainsi, parce que les oasis qui peuvent dispenser la vie sont anéanties lorsque nous y cherchons refuge, il peut parfois sembler que tout conspire à faire advenir, partout, le désert.

Mais cela n’est qu’imagination. En définitive, le monde est toujours le produit de l’homme, un produit de l’amor mundi de l’homme. L’œuvre d’art humaine. [...] Le monde édifié par les mortels en vue de leur immortalité potentielle est toujours menacé par la condition mortelle de ceux qui l’ont édifié et qui naissent pour vivre en lui. En un certain sens, le monde est toujours un désert qui a besoin de ceux qui commencent pour pouvoir à nouveau être recommencé.

A partir des conditions de ce désert qui a commencé avec l’absence de monde de la modernité (laquelle ne doit pas se confondre avec la doctrine chrétienne de l’absence de monde, orientée vers l’au-delà), se posa la question qui fut celle de Leibniz, de Schelling et de Heidegger : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? A partir des conditions du monde moderne, où la menace n’est plus simplement qu’il n’y ait plus aucune chose, mais également qu’il n’y ait plus personne, on peut poser la question : pourquoi y a-t-il quelqu’un plutôt que personne ? Ces questions peuvent paraître nihilistes. Dans la condition objective du nihilisme, où le qu’il-n’y-ait-aucune-chose et le qu’il-n’y-ait-personne menacent de détruire le monde, elles sont les questions antinihilistes

A. Arendt, 1955, Qu'est ce que la politique ? Texte établi par U. Ludz, Paris, Éditions du Seuil, 1995, pp. 186-191.

* Conclusion d'un cours donné sur la question "Qu'est-ce que la politique ?" à l'université de Berkeley en 1955

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Pierre 08 janvier 2024 11:16
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"Les techniciens tendent toujours à se rendre souverains, parce qu'ils sentent qu'ils connaissent leur affaire ; et c'est tout à fait légitime de leur part. La responsabilité du mal qui, lorsqu'ils y parviennent en est l'effet inévitable incombe exclusivement à ceux qui les ont laissé faire. Quand on les laisse faire c'est toujours uniquement faute d'avoir toujours présente dans l'esprit la conception claire et tout à fait précise des fins particulières auxquelles telle, telle ou telle technique doit être subordonnée"

S. Weil (1949), L'enracinement ou Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain. Paris, Flammarion, p. 261, 2014

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Pierre 12 novembre 2023 16:21
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"La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent et les humanistes, en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n'étaient pas plus coupables que d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l'avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux"

A. Camus. La peste. Editions Gallimard. 1947. pp. 32-33.

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Pierre 05 octobre 2023 12:25
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Glady M., Hanique F. (Dir). Pratiques langagières entre domination et émancipation. Regards psychosociologiques. Nouvelle revue de psychosociologie, 2023/2 (N° 36), p. 15-29.

De la dépossession de la parole à la parole retrouvée : perspectives croisées dans le secteur de la santé

Agnès Vandevelde-Rougale, Pierre Humbert

Résumé

Cet article s’intéresse à la dynamique qui transforme des paroles empêchées en paroles déplacées. Il conjugue une approche clinique en psychosociologie et sociologie, attentive à l’éprouvé et à l’intersubjectivité, et une perspective d’analyse de discours questionnant l’articulation entre faits de langue et situations sociales. À partir de l’étude de deux cas dans l’univers du soin hospitalier, il montre la violence que peuvent ressentir les sujets, patients, proches et professionnels de santé face à un discours procédural et gestionnaire. En favorisant une infantilisation qui délégitime leur prise de parole et une réification qui fige chacun dans des rôles, le discours managérial contribue à une déshumanisation des relations et prises en charge des vivants et des morts. Pourtant, des efforts pour dire et être entendu persistent, marquant la tentative de retrouver une commune humanité autour d’une parole vivante.

Accès en ligne (CAIRN)

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Pierre 06 septembre 2023 12:18
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"Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette Terre n’en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés."

A. Soljenitsyne, Le déclin du courage. Discours de Harvard, 1978. Paris : Éditions Les Belles Lettres, 2014. p. 62

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